« … il existe des centaines de personnes qui, chaque jour, disparaissent ou changent de domicile, ou tout simplement rompent avec leur vie quotidienne sur un coup de tête… »
Patrick Modiano, Encre sympathique (Paris, Gallimard, 2019)
Chacun est libre, s’il est majeur, de rompre avec sa vie quotidienne, de partir sans laisser d’adresse, de disparaître, de quitter sa famille, ses amis, son patron, ses biens, sans être tenu de donner un préavis, de signifier des motifs ni de faire connaître sa destination. Telle Noëlle Lefebvre, l’absente que recherche le narrateur du roman de Patrick Modiano.
Sans laisser d’adresse, Jean-Paul Le Chanois (1951)
La littérature, le théâtre, la chanson, ont tiré des guerres des personnages disparus, d’absents, réels ou imaginés. Ulysse est un long absent, retenu pendant sept ans sur l’île mythique d’Ogygie par la nymphe Calypso dont il aurait eu deux fils. À son retour d’une légendaire navigation circumméditerranéenne et égéenne, Pénélope, d’une absolue fidélité conjugale plutôt mal partagée, ruse pour s’assurer qu’il est son mari.
Le voyage d’Ulysse
Au XVIe siècle, Bertrande de Rols n’a pas la prudente retenue de Pénélope. Elle se refuse à reconnaître son mari en Martin Guerre revenant de batailles. Elle reste fidèle à Arnaud de Tihl, l’usurpateur plus aimant et tendre qu’elle accueillit avec élan. Au XVIIe ou XVIIIe siècle, la bonne hôtesse sert à boire au Brave marin qui « revient de guerre, Tout doux, Tout mal chaussé, tout mal vêtu ». Il boit. Elle pleure. « Qu’avez-vous donc la belle hôtesse… ? » Il ressemble tant à son mari dont on lui a écrit qu’il était mort et enterré qu’elle s’est remariée. Brave marin vide son verre et s’en retourne à son bâtiment « tout mal chaussé, tout mal vêtu. »
Le Colonel Chabert, laissé pour mort, enseveli sous un monceau de cadavres à la bataille d’Eylau en 1807, revient à la vie et fait reconnaître son état civil en Prusse. De retour en France, il doit se résigner à sa mort civile, renoncer à sa femme remariée, à ses biens, à son rang.
Marie Bell, Raimu, dans le film de René Le Henaff Le colonel Chabert (1943)
Siegfried et le Limousin, roman puis pièce de théâtre d’un Jean Giraudoux de 1922 aspirant à la réconciliation franco-allemande, est l’histoire d’un soldat français devenu amnésique à la suite d’une blessure à la tête, rééduqué en Allemagne par ceux qui l’ont recueilli et ramené en Limousin par un ami.
Un personnage de la pièce de Marcel Pagnol et Paul Nivois Les Marchands de Gloire, créée en 1925, Henri Bachelet, est présumé mort en héros à la Grande Guerre. Son père, sa mère, sa veuve, sont écrasés sous l’éplorement. Son sacrifice supposé puis peu à peu convenu donne des ailes à leur ascension sociale. Il réapparaît alors que son père, petit fonctionnaire de préfecture autrefois antimilitariste, va être nommé ministre. Il n’a été que blessé au combat, peut-être a-t-il fui. Il n’est plus le héros pleuré et vénéré. Il est rejeté par les siens dont il brise la respectabilité et la réussite.
De tous les absents, le Fils prodigue serait le seul dont le retour est une fête, accueilli dans la joie par un père aimant et miséricordieux.
Bartolome Esteban Murillo, Le retour du fils prodigue (1668)
Un absent, mort à l’état civil, entra bien vivant dans mes jours de juriste bénévole au Foyer de Grenelle. Nos rencontres devinrent fréquentes – sans doute une quarantaine de rendez-vous des jeudis matin. La première fois, un jeudi de l’automne 2018, Patricia G…, qui venait de l’accueillir à la domiciliation, le planta devant moi avec, en manière d’injonction, ces mots : « Je t’amène Monsieur P. (un prénom). Je ne comprends rien à son histoire. Il faut que tu l’aides. »
J’avais du temps, je reçus aussitôt Monsieur P. Il déclina un nom, deux prénoms, une date et un lieu de naissance, sa nationalité française. Disait-il vrai ? Il n’avait aucun papier, rien qui puisse étayer ses dires, prouver l’état civil qu’il venait d’énoncer. Il était en quête d’une carte d’identité qui, m’affirma-t-il, ne pouvait pas lui être délivrée pour une raison qui lui échappait. Je fus méfiant. L’usurpation d’état civil est une fraude bien réelle et fréquente. Cet homme ne tentait-il pas d’enfouir un passé trouble de repris de justice en délicatesse de condamnation sous une identité volée ? Septuagénaire fin d’aspect et d’esprit, paisible et souriant, d’une grande urbanité, n’était-il pas le portrait quasi parfait de l’habile escroc guetté par un juge d’instruction, un procureur de la République, une maison d’arrêt ? Je l’écoutai avec attention, une attention en éveil, à l’affût des ombres possibles de son récit. La confiance dont je crédite assez vite les autres me souffla bientôt de le croire et me convainquit de l’assister. Au fil de nos rendez-vous ma certitude que son histoire était vraie se fortifia. Son récit était clair, constant, cohérent, en ligne droite. Pouvait-il dissimuler, mentir, tromper ? Il n’ignorait certainement pas que des questions lui seraient posées, que des recherches seraient entreprises et que le risque était fort qu’une supercherie de sa part lui éclate dans les mains.
L’histoire de mon visiteur des jeudis matin ne plonge dans aucune guerre, aucun combat. On pourrait la dire banale. Il naît à Alger vers le milieu des années 1940. Sa famille et lui-même s’établissent en métropole avant le grand exode des Pieds-noirs. Il y effectue son service militaire. Bien des années plus tard, en juillet 2002, une exigence impatiente et irrépressible de rompre avec sa vie quotidienne, de « changer l’ordre de sa vie » – ce sont ses mots – le saisit. Du jour au lendemain, célibataire, sans charge de famille, il tourne le dos à son emploi de cadre dans une agence immobilière, à son appartement du douzième arrondissement de Paris. Il part sans dire mot à son frère et à sa sœur qui vivent aussi à Paris, ni à personne d’autre. Il n’emporte rien. Quelle force le pousse à rompre avec tout, à fuir, peut-être à se fuir lui-même ? Je ne suis ni confesseur ni psychanalyste. Je ne quête pas, je n’arrache pas les secrets des autres, même sous le manteau parfois tartuffard ou voyeur de libérer leur parole, de les aider à se connaître, à se révéler à eux-mêmes. Je ne pose que les questions dont les réponses pourront aider à résoudre les difficultés qui les conduisent devant moi. Je ne lui pose aucune question sur les mobiles de sa fuite. Je ne lui en poserai jamais.
Il ne franchit aucune mer, aucune montagne ni aucune frontière. Il s’arrête sur la Côte d’Azur. C’est là qu’il déplace sa présence. Il ne se cache pas. Il vit au grand jour de petits boulots. Sans doute est-il aussi le majordome, et peut-être un peu plus, d’une dame de par là-bas. Plus tard encore, vers 2017, la septantaine sonnée, le désir ou la nécessité – rupture avec la dame de par là-bas, souci d’une couverture sociale ? – de renouer avec une existence mieux installée lui fait accomplir une démarche. Il demande une carte d’identité à la mairie de Beaulieu-sur-Mer. La démarche traîne en longueur. Au printemps ou à l’été 2018 on lui répond qu’une mention de son acte de naissance laisse présumer qu’il est sous tutelle, que seul son tuteur peut faire la demande pour lui. Il revient à Paris, passe le seuil du Foyer traînant une grosse valise fatiguée. Sans domicile stable, il y fait élection de domicile. Il est maintenant là, dans le bureau exigu – le bocal – dans lequel les personnes sont reçues et écoutées.
Que faire ? Demander son acte de naissance. L’acte porte la mention d’une inscription au répertoire civil. Ce répertoire, tenu par les greffes des tribunaux judiciaires – nouveau nom des tribunaux de grande instance – assure la publicité des décisions portant ouverture, modification ou mainlevée des tutelles et curatelles des majeurs. Que cache cette référence ? Le certificat d’inscription au répertoire civil à son tour obtenu révèle qu’au mois de juin 2003, un peu moins d’un an après son départ, le juge des tutelles du tribunal d’instance du douzième arrondissement de Paris rendait à son propos une ordonnance de présomption d’absence. De quoi s’agit-il ? Ma mémoire me rappelle que cela existe. C’était au programme de droit civil de ma première année de faculté, il y a … J’ai un peu oublié. J’ouvre le code civil, un manuel de droit, qui me rappellent que l’absent est celui qui, éloigné de sa résidence habituelle, a cessé de donner de ses nouvelles depuis un temps assez long pour que son existence soit devenue incertaine. Ainsi, lorsqu’une personne a cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence sans que l’on en ait eu de ses nouvelles, le juge des tutelles peut, à la demande de tout intéressé ou du ministère public, constater qu’il y a présomption d’absence. Il désigne quelqu’un pour la représenter dans l’exercice de ses droits ou dans tout acte auquel elle serait intéressée, ainsi que pour administrer tout ou partie de ses biens. C’est comme une tutelle qui permet de pourvoir aux intérêts de la personne absente.
Ainsi, mon visiteur des jeudis matin est présumé absent. C’est pourquoi il ne peut demander lui-même une carte d’identité et, autre conséquence dont il se doute, c’est pourquoi il n’a plus aucun droit (retraite, sécurité sociale, aides publiques …) et n’est plus citoyen. Il n’est plus grand-chose. Il n’a plus qu’un souffle d’existence virtuelle à travers son tuteur dont il ignore qui elle ou il est.
Je rédige une requête aussitôt adressée au juge des tutelles et au procureur de la République pour avoir mainlevée de la déclaration de présomption d’absence, avec, présente à nos esprits à lui et à moi, l’idée qu’il devra prouver qu’il est bien celui qu’il affirme être. Il est convoqué au commissariat de police du quinzième arrondissement de Paris à la fin du mois de mars 2019. Des questions destinées à s’assurer de la réalité de son état civil lui sont posées. Surtout, plus lourd de conséquences pour lui, il apprend qu’il fait désormais l’objet d’un jugement déclaratif d’absence rendu au mois d’août 2014. Je reprends la révision de mes leçons de droit civil. Lorsque dix ans se sont écoulés depuis la décision qui a constaté la présomption d’absence celle-ci peut devenir présomption de mort. La déclaration d’absence est prononcée par le tribunal judiciaire. Elle entraîne tous les effets que le décès de la personne aurait eus. Un acte de décès est dressé sur les registres de l’état civil du dernier domicile connu de l’absent à la date du jugement d’absence. Cela a bien été fait pour mon visiteur dont la mort est une réalité juridique irréfutable. L’Assurance retraite d’Île-de-France ne se privera pas de le lui écrire en réponse à une démarche tentée pour connaître ses droits : « Monsieur, Le paiement de votre retraite est supprimé depuis le… au motif que vous êtes décédé. » Rire un peu jaune de mon Absent.
Quelques temps après avoir été entendu au commissariat de police, il est convoqué par le juge des tutelles. Sa belle-sœur, veuve de son frère, est là. Elle est sa tutrice. La procédure d’absence fut en effet mise en œuvre par sa famille appelée à régler ses affaires après sa disparition. Sa belle-sœur hésite, tergiverse à reconnaître en lui son beau-frère. Il me dira qu’elle l’aurait reconnu « de mauvaise grâce ». Ne craint-elle pas en effet qu’il revienne pour mettre en cause l’état des choses installé par le jugement d’absence ? Ne serait-il pas là pour réclamer la restitution de ses avoirs bancaires et placements financiers partagés entre ses héritiers qui ignorent sans doute que le code civil s’y opposerait ?
Plus rien ne se passe alors. Une demande de désignation d’office d’un avocat proposée à l’Absent par sa convocation devant le juge des tutelles ne reçoit aucun écho. Des relances au procureur de la République restent lettres mortes. L’Absent sait qu’il est la cause unique de sa situation qui paraît encore à ce moment inextricable mais il s’impatiente sans trop le montrer, son calme, sa sérénité, s’émoussent et je trépigne moi-même. Il n’a aucune ressource, il ne peut entreprendre aucune démarche ni espérer la reprise du versement de sa pension de retraite. Il n’a rien. Il n’est rien. Sur quel bureau taper du poing ? Quel téléphone faire sonner sans relâche ? Quelle boîte de courriel inonder de messages ?
L’assistance d’un avocat devient alors indispensable pour espérer avancer. L’aide juridictionnelle lui est accordée pour cela. Mais que notre société se plaît à cultiver le non-sens ! Quelle errance kafkaïenne ! L’Absent va et vient, vit mais n’est plus rien, n’existe plus. Mort à l’état civil, il a un domicile légal au Foyer de Grenelle où il reçoit du courrier envoyé à son nom. Il obtient l’aide juridictionnelle demandée sous sa signature, tout comme bien mort il avait reçu sur ses demandes les copies de son acte de naissance, de son acte de décès, de l’état de ses services militaires et une lettre de la caisse de retraite. Mort, il a un avocat et le procureur de la République lui écrit un courrier au nom dont il lui dénie par ailleurs la réalité pour lui faire connaître que faute de produire des documents établissant qu’il est lui-même il ne saisira pas le tribunal d’une requête en annulation de la déclaration d’absence.
Le temps ne se perd peut-être pas tout à fait. Un neveu de l’Absent entre en rapport avec lui, disposé, ainsi que sa femme, à rédiger une attestation en sa faveur. Les attestations sont écrites. Je les fais réécrire pour qu’elles soient conformes aux exigences du code de procédure civile. Un avocat avec lequel il a autrefois été en rapports professionnels et auquel il s’est enfin résolu à demander un témoignage, accepte également d’attester qu’il est bien M. X… L’horizon s’éclaircit.
Je lui propose de rédiger le projet d’une nouvelle requête tendant à l’annulation du jugement d’absence que l’avocat désigné au titre de l’aide juridictionnelle pourra faire sienne pour en saisir le tribunal de Paris. On ne peut en effet pas trop compter sur lui, comme dépassé par une question qu’il ne semble même pas disposé à étudier. « Il faut tout lui porter sur un plateau » me dit l’Absent. Je rédige le projet de requête.
Le temps traîne encore quand, un jeudi matin du mois d’avril 2021, partant pour le Foyer où je dois recevoir une nouvelle fois « mon » Absent pour un nouveau point sur sa situation, je rencontre au pied de l’ascenseur une voisine avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation. En trois minutes je lui parle de l’Absent, qu’elle appellera « mon mort-vivant ». Connaît-elle un avocat dynamique et instruit des questions de droit des personnes ? « Je réfléchis, me dit-elle et je vous envoie un message dans la matinée. » Le message arrive bien vite. Il me donne le nom de l’un de ses collaborateurs, maître H…, qu’elle a déjà informé de l’affaire. Il est prêt à travailler à la résurrection de l’Absent, toujours au titre de l’aide juridictionnelle. Contact est aussitôt pris avec lui. Après un premier rendez-vous raté pour cause de courriel fâcheusement atterri dans les indésirables de ma messagerie, un entretien téléphonique de très bon augure répare cet accident d’aiguillage électronique. Il a le projet de requête qu’il approuve. Il nous recevra le 26 mai. J’écris « nous » car j’accompagnerai avec son accord l’Absent. Le rendez-vous du 26 mai est très fructueux. L’horizon se dégage. J’éprouve une sensation de soulagement et l’Absent est heureux. Certes, il reste encore à attendre la décision du tribunal puis sa transcription sur les registres de l’état civil. Cela peut demander des mois. Ensuite, il faudra reconstruire la personnalité juridique de l’Absent, faire renaître ses droits. Cette tâche incombera principalement à l’assistante sociale qui l’aide. Le procureur de la République demande encore à l’Absent des preuves supplémentaires de son identité, en particulier des photographies de son crâne. Il les donne aussitôt. Comme je m’en doutais, elles ne serviront à rien.
À nouveau le silence tombe. Que font le tribunal, le procureur ? Je suis désarmé. Je ne vois plus l’Absent. Il ne vient même plus me dire bonjour. Vient-il toujours prendre son courrier au Foyer ? Sortira-t-on un jour du brouillard ? On en est encore là au début de l’année 2022. L’Absent prend encore un rendez-vous pour le 31 mars. L’impatience l’emportant, il s’était rendu au tribunal de Paris quelques jours auparavant avec une assistante sociale. Ils avaient été reçus par une greffière qui leur avait ouvert la porte de la vice-procureur du service civil du Parquet. Celle-ci leur avait confessé que le dossier était en parti perdu mais leur avait dit prendre les choses en mains. Approche-t-on d’une issue grâce à la disparition du dossier de l’Absent ?
Une bonne nouvelle arrive enfin. La requête en annulation du jugement d’absence sera examinée à l’audience du 8 juin 2022 à 10h30. Me H… peaufine les conclusions auxquelles il joint toutes les pièces rassemblées depuis des mois. Il me communique l’ensemble. Je jette un dernier regard sur le dossier. Pour la première fois un signal me saute aux yeux. Le neveu de l’Absent, qui a établi une attestation à laquelle est jointe la copie de sa carte d’identité, ressemble à son oncle. Que ne l’ai-je remarqué plus tôt ? Je fais bien vite part de la révélation à Me H…. Il me répond que la ressemblance lui apparaît également frappante. Il complète les conclusions. Je fais un dernier point avec l’Absent avant l’audience. Je lui explique comment elle se déroulera.
Le 8 juin, au tribunal, sans doute influencé par des films américains, l’Absent nous questionne Me H… et moi sur la manière dont il convient de s’adresser aux magistrats. « Votre honneur ? » Surtout pas. « Mme ou M. le (la) président(e), Mme ou M. le juge, Mme ou M. le (la) procureur(e) ». L’affaire est appelée à l’heure à peine dépassée de la convocation. Bien qu’elle doive en principe être débattue en chambre du conseil, c’est-à-dire hors la présence de tout public, le tribunal accepte que l’assistante sociale et moi-même assistions aux débats. Nous resterons silencieux, à l’image de cinq ou six jeunes stagiaires également présentes. Le rapport oral de la juge assise à la gauche de la présidente me donne la satisfaction d’amour-propre d’entendre à quelques mots près la requête en annulation que j’avais rédigée. Les questions posées à l’Absent par la rapporteure puis par la présidente ressemblent à celles que je lui avais posées lors de nos premières rencontres. Il y répond avec sa tranquillité habituelle et son souci de la précision. Combien de fois ai-je entendu les réponses ? Me H. plaide. Il souligne les preuves qui établissent que l’Absent est bien en vie, qu’il est celui qu’il dit être. La vice-procureure explique avec humour que, lorsque le service civil du Parquet lui fut confié et qu’il lui fut précisé qu’elle aurait dans ses attributions les questions relatives aux absents, on l’avait en quelque sorte rassurée en ajoutant que, bien sûr, par la nature même des choses, elle ne verrait jamais aucun absent. Et pourtant, un absent était là, à quelques mètres d’elle, elle l’avait reçu dans son bureau, l’avait interrogé, avait dressé un procès-verbal de son audition. Après une brève évocation des illustres anciens, Martin Guerre, le Colonel Chabert, elle confirme la perte du dossier de l’Absent – « nous en étions penauds » dit-elle. Elle fait une synthèse des preuves réunies. Elle les dit suffisantes, convaincantes. Elle conclut : « Je donne un avis très favorable à ce qu’il soit jugé que Monsieur P. B. – prénom et nom – est présent et que le jugement de déclaration d’absence soit annulé. » La présidente annonce que la décision sera rendue le 31 août prochain.
Aux premiers jours de septembre 2022, il y a quatre ans ou presque que j’avais reçu l’Absent pour la première fois, Me H… m’annonce la bonne nouvelle. Le jugement du 31 août « annule le jugement de déclaration d’absence rendu le 2 avril 2014 à l’égard de M. P.B. né le … à …, fils de … et de … » Il ordonne l’insertion de ses dispositions en marge du jugement déclaratif d’absence et sur tout registre qui y fait référence, en particulier le registre des actes de naissance conservé par le Service central d’état civil à Nantes qui détient l’acte de naissance. Il ordonne enfin sa publication par extraits dans deux journaux d’annonces légales parisiens dans un délai de trois mois – afin que nul n’ignore la renaissance… La lecture du jugement me donne une dernière fois le plaisir de relire une partie de « ma » requête.
C’est la fin du roman vrai de l’Absent. Ma satisfaction de l’avoir mené à bon port est grande. La navigation n’a pas toujours été aisée. Le long confinement pour cause de COVID, le désintérêt d’un avocat désinvolte, la perte d’une partie du dossier au tribunal de Paris, l’ont rendue laborieuse sur une mer trop souvent calme.Je n’ai plus revu l’Absent depuis le temps du jugement. Il n’a pas dit un mot de remerciement.
Il ne vient plus au Foyer, il n’y a plus sa domiciliation. Il a disparu…
Y.C
Giuseppe Arcimboldo, Juriste (1527-1593)